Les Cloches de Kerbran

Etel ! Ah c’est beau Etel ! Non, c’est pas la peine d’y aller, y a déjà assez d’monde comme ça ! Et dire qu’avant, c’était juste un p’tit village de pêcheurs. Ouais, un peu comme Saint-Tropèze, vous avez raison, sauf qu’à Etel, il en reste encore que’ques uns de pêcheurs, et que l’port, il est pas bloqué par des yach’tes qui bougent pas ! Et pis, nous, c’est une vraie mer qu’on a, pas une une grosse mare puante. Tiens, savez-vous qu’avant, la mer, elle était beaucoup plus loin ? Que la rivière, é continuait sur plusieurs kilomètres pour s’y jeter dedans ! Ben non, j’ai pas connu, c’était y a longtemps, mais nous on l’ sait, c’est comme ça, ça fait partie d’ not’ histoire. Et pis la rivière s’app’lait pas comme ça dans c’temps là, c’est Stêr Rion que c’était. D’ailleurs, i m’semb’ bien qu’y a encore un bout d’la rivière qui s’appelle encore comme ça, et Etel existait pas encore. Non, dans ces temps là, y avait une grande ville à l’embouchure, et c’te ville là é s’appelait Kerbran. Y en a qui disent qu’é s’appelait comme ça à cause du roi Bran, çui-ci qu’on appelle aussi Bran le Béni, mais ça j’suis pas bien sûre, d’abord, pourquoi qu’i s’rait v’nu chez nous çui-ci, il avait bien assez à faire avec ses bretons à lui, ceusses de la grande île, et avec les Irlandais qui lui faisaient la guerre. Non, Bran chez nous, ça veut dire corbeau, Ker Bran, c’est la ville du corbeau, et moi j’crois qu’c’est pour ça qu’é porte malheur ! Bon, déjà, elle a été engloutie, comme Ker Ys, mais elle, je sais pas si c’est à cause de son roi ou d’sa fille,ou si c’est Dieu qui les a punis, tout que j’sais, et tout l’monde dans l’pays l’sait pare’l, c’est qu’elle est toujours là, sous la mer, cachée par les eaux de l’océan, à essayer de s’venger d’nous aut’ alors qu’on lui a rien fait ! Où qu’elle est exactement ? Ah ça, personne sait. Ça qu’on sait, c’est qu’elle est jamais à la même place, et qu’on peut pas savoir ! Et quand-t-é bouge, ça fait aussi bouger la barre d’Etel, esprès pour qu’ça soye dangereux pour les bateaux ! Quand j’vous disais qu’é porte malheur ! Tiens, d’mandez donc à Alain Bombard et aux pauv’ marins d’Etel c’qu’i z’en pensent ! Bon, c’est sûr, i z’ont mis un sémaphore pour dire aux pêcheurs où qu’elle est, la barre, mais ça suffit pas, pasque Kerbran est là, en dessous, bien cachée à attendre pour nous

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prend’ nos hommes, à nous les femmes ! Et dans sa méchanceté, chaque fois qu’é va nous en prend’ un, cette ville maudite fait sonner toutes ses cloches pour nous foute trouille et s’moquer d’nous comme un démon. C’est pour ça qu’à Etel, toutes les femmes de marins elles le savent, que si on entend les cloches de Kerbran, ça veut dire qu’y en a une qui va se retrouver veuve, et on peut rien y faire. On a beau êt’ des Bretonnes et avoir du caractère, qu’est-ce tu veux y faire quand la mer te prend ton bonhomme ? Tu t’mets des habits noirs, tu pleures un bon coup, et pis après tu t’remets au boulot, pasque rester à pleurer, ça remplit pas la marmite ! Tiens, y en a une qu’en avait du caractère, c’est sa fille à Jo Salaün, la Gwen. Oh vous avez pas connu, c’était y a longtemps, bien avant la guerre (Non, l’aut’, de guerre !), Jo Salaün, c’est çui-ci qui tenait l’auberge de Ty Kerboul d’avec sa femme, la Pauline, une sacrée bonne femme elle aussi, alors leur fille, elle avait de qui t’nir. Et pis dans l’auberge, les bonshommes i z’étaient pas toujours corrèques, alors i fallait savoir les remett’e à leur place, et ça, la Gwen Salaün, é savait faire ! Ah quand-t é tournait la tête pour lancer un regard noir à çui-ci qu’avait dit une grossièreté dessus elle, i s’faisait tout p’tit, le gars ! Faut dire aussi, qu’elle était très jolie, la Gwen, alors é faisait envie à bien des gars. Tellement jolie qu’elle avait été élue Miss Thon pendant trois années de suite. Enfin, j’dis Miss Thon, c’est Miss Etel que j’aurais du dire, mais comme c’est pour la fête des thoniers, nous, on a toujours dit comme ça, même si ça fait pas terrib’ pour une jolie fille comme elle. Donc, elle, elle avait été élue trois fois de suite et pis après, i z’ont changé le règlement pour pas qu’on a le droit, pasque toutes les aut’ filles é z’étaient jalouses à force de perd’e tout l’temps. Mais de toute façon, elle aurait pas pu se représenter pasqu’é s’était mariée avec le p’tit Loïc. Loïc Le Gouriérec que c’était son nom à son mari, pourtant y en avait plein d’aut’ qui lui tournaient autour, à la Gwen, car déjà, c’était la plus jolie mais en plus, c’était aussi la meilleure danseuse. Et des gars bien plus riches et bien mieux nantis, mais non, c’était lui qu’elle avait choisi. C’tait un brave garçon, assez mignon, mais qu’avait pas grand-chose

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à lui offrir, si ce n’est sa gentillesse et son courage, et faut croire que c’était ça qui comptait le plus pour la si jolie Gwen. C’gamin là, il était orphelin, que son père, qu’était pêcheur, avait disparu un jour avec son bateau et sa mère était morte quand il était tout p’tit, à cause d’une maladie. Une maladie des poumons, j’crois bien qu’c’était, mais c’est pas ça l’plus important. Toujours est-il que le p’tit Loïc, i s’était un peu élevé tout seul, s’engageant comme mousse sur les thoniers pour apprendre le métier, et maintenant, à force de courage, il avait son propre bateau. Ah c’est sûr, il était pas bien grand çui-ci de bateau, i pouvait pas faire le thon avec ça, c’est sûr, mais c’était son sien, et avec ses quelques casiers, il arrivait à survivre. Le père Salaün, ça y avait pas plu, il aurait préféré quelqu’un de mieux loti, quitte à prendre un pêcheur, ç’aurait été mieux si ç’avait été le fils d’un grand patron, comme un des garçons Le Moal, que leur père avait trois thoniers. Mais bon, devant la volonté de sa fille, et pis aussi celle de sa femme, il avait pas eu son mot à dire. Bah, i s’consolait en s’disant qu’sa cadette, la petite Julie, trouverait un meilleur parti, même si y avait encore le temps vu qu’elle avait à peine douze ans. Donc, Gwen et Loïc s’étaient mariés et que ça avait été quand même un beau mariage, qu’ils l’avaient fait dans l’auberge car elle était assez grande, et pis i sont partis habiter chez Loïc, que c’était pas bien grand, mais le loyer était pas bien cher non plus. Enfin, c’était bien suffisant pour un joli p’tit couple comme çui-là. Gwen continuait à travailler chez ses parents et Loïc continuait à poser ses casiers et ça leur suffisait pour manger à leur faim tous les jours. Et pis après, elle a eu son bébé, une jolie ‘tite fille…, comment qu’é s’appelait déjà ? Ah oui, Léa, comme quoi i z’étaient bien en avance sur la mode de maint ‘nant, que des Léa, t’en voit plein les pages de faire-part du journal. Du coup, Gwen pouvait pus travailler et le p’tit Loïc était obligé de mett’ les bouchées doub'es pour nourrir toute sa petite famille. C’est pour ça qu’un jour… C’était vers la fin d l’hiver, on avait annoncé une tempête, mais une grosse, pas un p’tit coup d’vent comme on en a souvent de par chez nous à c’t’époque là, non, là, c’était une vraiment grosse,

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une que tu fermes tous les volets pour pas que la mer, é rentre dans ta maison. Et beaucoup de pêcheurs étaient pas sortis, du coup, et ceusses qu’avaient essayé de l’ faire étaient vite rentrés au port avant que ça s’ déchaîne, même les gros thoniers, qui tiennent bien la mer pourtant, même eux, i z’ étaient rentrés se mett’ à l’abri dans la ria. Tous les bateaux étaient rentrés, tous, sauf çui du p’tit Loïc ! I pouvait pas laisser ses casiers, c’était pas possib’, i les aurait pas r’trouvés après la tempête, qu’i z’auraient tous été éparpillés, cassés, perdus. Non, i pouvait pas, fallait qu’i ramène de quoi nourrir sa fille, sa femme… Et pis, si i les perdait, combien de temps pour en r’faire des nouveaux, il avait pas les moyens d’en rach’ter des neufs. De toute façon, i valaient rien, ceux qu’on achetait tout faits, y a que ses siens à lui qu’étaient bien, alors i voulait pas les perd’e. Allez, plus que trois à r’monter… Mais c’était pas facile, sa barque mâtée était brinqueballée de toute part par des vagues plus hautes qu’elle. Le ciel était tout noir comme si un nuage de suie avait englouti le monde, et la mer était noire aussi, tout était noir autour de lui, la houle était si importante qu’elle faisait comme un mur d’encre qui lui cachait la côte et les amers. Où donc qui z’étaient, ces derniers casiers ? Ah là, c’est ma marque. Mais avec cette houle, avec ce vent, impossible de s’ mett’ debout. Allez vire l’orin, à genoux, à la seule force des bras. Ses mains saignent avec le frottement du bout qui le tire vers les profondeurs, le vent lui arrache son bonnet, déchire ses oreilles, lui rentre dans les yeux, Loïc en peut plus mais i pense à sa femme et à son p’tit bébé pour en avoir du courage… Au village, tout l’ monde s’est calfeutré, tout l’ monde, sauf Gwen Salaün (oui, elle était mariée maintenant, mais on continuait à dire Gwen Salaün, la force de l’habitude, quoi !). Gwen donc, qui était là sur le pas d’sa porte, le visage cinglé par la pluie. Qui était là à prier et à attend’e son homme. Rentre vite, rentre donc ! Elle avait laissé son bébé à sa p’tite sœur qu’était venue pour l’aider quand la tempête avait commencé. É z’étaient maintenant toutes les deux bien au chaud dans la p’tite maison, endormies dans le seul lit qu’i y avait, tandis que Gwen, debout sur son perron, bravait les éléments

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déchaînés. Et au milieu du tumulte, elle les entendit ! LES CLOCHES DE KERBRAN ! Di ding, di dong ! Di ding, di dong ! Comme un rire sardonique qui couvrait presque le bruit de la tempête. Toutes les femmes du village les entendirent et toutes savaient pour qui qu’ é sonnaient, les cloches, y en avait qu’un qui manquait, et c’était le p’tit Loïc ! De nouvelles larmes perlèrent au coin des yeux de Gwen, des larmes qui n’étaient plus dues au vent mais à la tristesse qui envahissait son cœur. Elle n’était pas loin de s’effondrer de chagrin quand son caractère reprit le dessus, et si de nouvelles larmes lui embrouillèrent ses yeux, c’étaient des larmes de rage et de sang. Elle entrebâilla la porte pour lancer un dernier regard à sa fille et à sa sœur puis la referma avant de s’élancer vers le port. Les rues étaient désertes, seul le vent essayait de l’empêcher d’y aller, mais le rire des cloches de Kerbran retentissait toujours à ses oreilles et décuplait sa volonté. Courbée en deux par l’effort, elle arriva jusqu’au port, déjà épuisée, mais portée par sa rage. Après l’avoir largué son amarre, elle sauta dans l’annexe de la Reine d’Etel, un des gros thoniers qui étaient au mouillage dans la ria, engagea la pelle et partit à la godille. Tenir debout était presque impossible, surtout quand elle eu doublé la digue mais sa rage et sa volonté étaient telles que rien ne pouvait la stopper, pas même la barre d’Etel, pourtant si fatale à tant de marins expérimentés. Telle une danseuse, elle se jouait du vent et des lames déchaînées qui tentaient de l’agripper, glissant sur les montagnes des eaux noires qui voulaient l’engloutir. Debout dans la plate, é faisait des pas pour éviter les rafales et garder son équilibre. Un pas à gauche, un pas à droite, un pas à gauche … An dro ar mor … Elle dansait avec la tempête, elle dansait avec la mort. Arrivée à la verticale de Kerbran, elle plongea. Comment qu’ é savait que Kerbran était là ? Pas grâce aux cloches, elles s’étaient tues, alors, impossible à dire ! En tous cas, elle le savait, c’est tout ! Comment qu’elle a fait pour ne pas se noyer, on sait pas, on saura jamais, mais elle arriva au fond de l’océan, juste devant les portes de Kerbran. Deux gardes en barraient l’entrée, deux gardes, mi squelettes, mi peskets, deux soldats démoniaques à foute trouille à n’importe qui.

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Pas à Gwen ! Au contraire sa colère et sa détermination les firent reculer tandis qu’elle s’avançait vers eux. « Conduisez-moi à votre maître ! » Les gardes obtempérèrent, jamais ils n’avaient vu une humaine comme ça, si belle, si vivante et si … enragée. Ils l’envoyèrent jusqu’au château, qui occupait tout le centre de la ville engloutie, où ils la laissèrent devant le roi. Le roi, lui, il était pas comme les deux gardes, il était beau et majestueux. Bon, d’accord, il avait quand même un p’tit peu une queue de poisson et une barbe qu’on aurait dit qu’elle était faite avec des algues, mais quand même, c’était un bel homme, costaud et tout. Et il avait pas peur de Gwen ! Sa voix terrible résonna dans toute la salle du trône : « Qui es tu, humaine, qui ose venir me déranger dans mon royaume ? » « Je suis Gwen », répondit-elle, « Gwen Le Gouriérec, et je viens chercher mon mari ! » Là, le roi entra dans une colère noire « Tu oses ! Misérable vermine ! Tu oses venir me prendre ce qui m’appartient de droit ! » Mais la colère de Gwen était plus grande encore : « Oui, j’ose ! Car mon Loïc, il est à moi, à personne d’aut’, et personne, personne vous entendez, n’a le droit de m’ le prend’, pas même un roi ! Ni vous, ni aucun aut’ ! » Apparut alors la reine, une sirène magnifique, plus belle encore que Gwen, son corps, son visage semblaient si jeunes mais ses yeux étaient chargés d’une sagesse millénaire. « Eh bien mon Noble Epoux, prenez en de la graine, et retenez cette belle leçon d’amour, de courage et de volonté. Rendez lui son mari sinon, c’est moi qui vous expliquerait cette expression si charmante des humains qu’on appelle l’auberge du cul tourné. » Là, le roi se trouva un peu embarrassé. «Bon, ben euh … Il ne sera pas dit que ma bonté légendaire ne tiendra pas compte du chagrin de cette femme. Gardes, amenez ce … Comment déjà ? Ce Loïc Le Gouriérec. » Les gardes ramenèrent bien vite le p’tit Loïc et Gwen se jeta dans ses bras. On les a retrouvés, le lendemain matin, main dans la main, allongés sur la plage de Kerminihy à Erdeven, épuisés et les poumons à moitié gorgés d’eau, mais bien vivants, à la stupeur de tout le monde dans le coin. Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants … Enfin qu’ils furent heureux après, ça, on n'en sait rien et i z’en n'ont pas eu d’aut’, des enfants, après la p’tite Léa, mais i parait que ça fait bien de dire ça à la fin.

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