Le Sabotier de Kelliand

Alors, i sont y pas beaux mes boutoucoëts. Hein ? Oui, mes sabots, si vous préférez. Oh d’ailleurs, c’est sans doute pour ça qu’on appelle ça comme ça, les sabots, pasque tout le monde i trouve ça beau. Et pis qu’on est bien dedans ! C’est comme les charentaises, on est bien dedans aussi, sauf que les charentaises, tu sors pas avec ! Et y a pas que ça que nous les Bretonnes on a en commun d’avec les Charentaises. Tiens, que leurs hommes à elles, le soir, i z’ont le pineau, alors que les not’ à nous de bonshommes, ce serait plutôt le matin qu’ils ont la … Oh… Euh … Pardon, là j’m’égare, rev’nons plutôt à nos moutons ! Enfin, à mes sabots, plutôt. Vous avez vu comme i sont beaux, et encore, ceux là c’est pas des vrais. Enfin si, c’est des vrais, mais pas des comme avant ! Pour ainsi dire, ce s’rait plutôt des sabots d’homme. Ben si, qu’ça existe ! Vous saviez pas ? Ben oui, que les sabots, normalement, c’est pas les mêmes pour les hommes et pis les femmes, ben non. Et c’est pas qu’une question de pointure, y a la forme, l’aspect, tout ça … Enfin, c’est surtout c’est qui qui les fait les sabots, pasque les vrais sabots, pour les femmes, y a que le sabotier de Kelliand qui sait les faire. Enfin, qui sait les faire … qui savait, car il en fait pus maint’nant, mais ça, c’est surtout depuis qu’i z’ont fait leur fichue route pour s’en aller à Rennes ! Une voie exprès qu’i z’appellent ça ! C’est bien la preuve qu’i z’ont fait d’exprès, non ? Oui, pasqu’avant, y en avait pas de route, enfin si, mais pas une moche et large comme celle d’ maint’nant, avec toutes leurs voitures de malheur, que quand qu’é m’doub’ sur mon solex je manque de tomber à chaque coup ! Avant, que pour s’en aller au pays de Kelliand, ar bro Kelliand comme on dit nous, mais les Français eux i disent Brocéliande, i z’ont rien compris à not’ langue, avant donc, pour s’y en aller, que tu prenais la petite route qui s’enfonçait dans la forêt, et que tu marchais jusqu’à ce que t’arrives au pont de l’Aff, et là tu tournes à gauche. Mais non tu vas pas jusqu’à Paimpont ! Oui, j’sais bien qu’i y a les filles des forges di dig don daine, même qu’é s’en vont à confesse di dig don don, mais c’est pas une raison ! Ah ben tiens, à propos d’filles et d’forges, ça m’fait r’penser à la Chloë Quellec. Qu’elle, elle en avait eu des beaux des sabots avec le sabotier de Kelliand.

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Elle, c’était une belle jeune fille, sacrément belle même, que son père, Mimile Quellec, il était le patron des forges à Hennebont. Ça pour sûr, c’était des richous ces gens là, mais pour en avoir des beaux sabots, les gouénnecs ça servait à rien, fallait s’en aller voir le sabotier de Kelliand, que t’en aies des sous ou pas. Et pis, c’est pas seulement une histoire de beaux ou pas beaux, c’était une tradition de par chez nous, comme un pèlerinage ou une sorte de rite d’entrée dans l’âge adulte pour les filles, un peu comme la première cuite chez les garçons. D’ailleurs, en causant des gars, y en a dans l’coin, i z’ont beau essayer de passer le rite toutes les semaines, on s’demande si s’ront adultes un jour. Bon, pour rev’nir à ma môme Chloë, elle arrivait à cet âge où que t’as plus envie de t’habiller en ‘tite fille (ça, ça revient plus tard, en même temps que les premières rides, mais la gamine elle en était pas encore là.), et pis aussi, que le regard des garçons, i te laisse pas indifférente même si tu fais comme si. Et d’ailleurs, y en avait un, de gars, qu’avait pas le regard indifférent du tout, même s’il la regardait pas vraiment en face et qui s’mettait à rougir quand qu’é tournait la tête vers lui. C’tait un jeune ingénieur qui travaillait aux forges avec son père à Chloë. Sigismond qui s’appelait le gars, Sigismond de Saint-Sernain, s’il vous plaît, un français, mais bien quand même, de bonne famille et tout et tout, un bon parti assurément. La Chloë était pas indifférente non plus, c’est qu’le garçon, malgré qu’il était intelligent, il avait pas oublié d’être mignon, même si quand même il avait plutôt un air niais quand qu’elle était là. Mais ça, c’était plutôt amusant pour la jolie jeune fille qu’elle était devenue. Mais bon, avant de passer à ces jeux là qui lui faisaient très envie, il fallait que les gens, surtout sa gouvernante, Mademoiselle Ogg, une Anglaise, fallait qu’i z’arrêtent de la voir comme une gamine. C’est pour ça qu’elle alla voir sa mère pour lui parler des sabots. Mais ma fille, ces histoires là ne sont que des contes pour les paysans ! Et puis, que feriez-vous donc de ces sabots, ne trouvez-vous donc pas que ces escarpins sont beaucoup plus seyants ? Voyez comme ils mettent très bien votre cheville en valeur, même si vous n’avez nul besoin de les montrer, ces manières ne se font pas. Restez donc à votre place, n’allez point vous mélanger à ces gueuses en vous préoccupant de cette tradition tant archaïque que populaire. Ceci n’est point pour une jeune fille de votre condition.

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- Mère, je crois que mon père, lui, reste très attaché aux traditions de notre pays et je pense que c’est parce qu’il les respecte qu’il est respecté en retour par ses ouvriers. D’ailleurs, quand ils parlent de lui, ne l’appellent-ils pas Mimile comme l’un d’entre eux. - Mimile ! Quelle horreur ! Et pourquoi pas Bébert tant qu’ils y sont ! Quelle vulgarité ! Qu’Emile-Bertrand votre père fasse montre d’un certain laisser-aller dans ses relations avec ces gens là, grand bien lui fasse, c’est son choix, mais il est hors de question que sa fille fasse de même ! Mais allez donc lui demander, vous verrez bien qu’elle sera sa réponse. » Et elle alla lui demander. Elle arriva telle une tornade dans son bureau, ne laissant pas le temps à sa secrétaire de le prévenir, le dérangeant en pleine réunion technique, ben tiens, justement, avec le gars Sigismond. « Et bien ma petite Chloë, que signifie cette intrusion ? - Pardonnez moi, Père, mais il faut que je vous entretienne d’urgence d’une affaire qui me tient à cœur. - Ah Sigismond, veuillez excuser la fougue de cette enfant. Non, restez, ce ne sera pas long. N’est ce pas Chloë ? - En effet, Père, je viens seulement vous demander la permission d’aller voir le sabotier de Kelliand. - Fichtre ! Si je m’attendais ! Voyez, Sigismond, un instant vous tenez votre bébé sur les genoux et l’instant d’après, il veut déjà voler de ses propres ailes. Chloë, tu sais bien que je suis pour le respect des traditions et que je ne peux rien te refuser mais là, ça ne va pas être possible, mon travail ne me laissera pas le temps de t’accompagner et il est hors de question que je laisse ma fille unique partir seule à l’aventure. Ah, si tu avais eu un grand frère, il aurait pu t’escorter mais hélas, ce n’est pas le cas. » Ben oui, il avait raison, on laissait pas les gamines partir comme ça, y avait toujours un grand frère ou un cousin pour s’en y aller avec elle. Encore qu’un cousin, c’était pas toujours une bonne idée, y en a des qui sont rev’nues de Kelliand pas qu’avec des sabots, si vous voyez c’que j’veux dire.

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« - Permettez Monsieur, mais si vous m’y autorisez, je me fais fort d’accompagner Mademoiselle afin de la protéger des dangers de cette route périlleuse. - Mon cher Sigismond, cette proposition vous honore mais je ne peux vous imposer cette corvée. - Oh si mon petit Papa, dites oui, dites oui… - Eh bien soit, qu’il en soit ainsi. Vous prendrez le sulky, je vais demander à Firmin de le préparer pour vous. - Non Père, nous irons à pied, comme le veut la tradition. Cela ne vous dérange pas, Sigismond ? » Oh ben non, ça le dérangeait pas, ça l’arrangeait plutôt, passer deux jours avec la belle ! Ils partirent dès le lendemain matin, sa mère à Chloë était furax mais vu que son mari avait dit oui, elle avait pas son mot à dire. Ils marchèrent toute la journée, elle joyeuse et exaltée, parlant de tout et de rien, des petits oiseaux et de la robe qu’elle avait vue dans une boutique de Vannes, lui, lui répondant en bafouillant quelques mots, ne retrouvant une voix claire que lorsqu’il lui faisait remarquer un morceaux de quartzite, de granit ou de silex qui lui semblait particulièrement particulier. Ils arrivèrent à l’Aff et s’enfoncèrent dans la forêt jusqu’à ce qu’ils arrivent à une petite barrière sur laquelle était cloué un sabot, c’était la limite que les garçons ne pouvaient pas franchir. Là, Chloë laissa son soupirant qui soupirait et s’en alla seule jusqu’à la cabane du sabotier qui n’était plus qu’à quelques centaines de pas. Lui était censé l’attendre mais fallait pas oublier que c’était un ingénieur et que les ingénieurs, c’est curieux par nature, et un Français en plus, et que les Français, tout l’ monde le sait, ça respecte rien ! Et puis après tout, Monsieur Quellec lui avait confié la responsabilité de sa fille, il n’allait pas la laisser seule en pleine forêt. Il la suivi discrètement, se cachant derrière les arbres puis il s’accroupit dans un buisson une fois en vue de la cabane du sabotier. C’était une petite cabane de rien du tout, faite de planches mal taillées mais avec un atelier ouvert sur le côté, sorte de pergola où se tenait un homme, dans la trentaine, assez beau, sauf ses yeux : Il n’en avait plus ! De la peau allait de ses sourcils jusqu’à ses joues, lui donnant un air étrange, pas vraiment horrible, mais terrifiant quand même. Chloë marcha vers lui, n’osant dire un mot, le bonjour qu’elle avait préparé ne réussissant pas à franchir ses lèvres. Sans cesser de tailler son bout de bois avec son couteau, sans même tourner la tête, le sabotier lui dit : « Bonjour Chloë. Déshabille toi, tu peux poser tes habits sur la chaise qui est près de la porte.

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- Mais … Mais … - Ne vois-tu pas, toi qui a des yeux, qu’il n’y a que nous ici et que je suis aveugle ? Enlève tes habits donc, offre ta nudité aux esprits de la forêt et va te baigner dans la mare qui est près des rochers. » Chloë était complètement estomaquée. Comment savait-il son nom ? Une boule d’angoisse lui montait à la gorge, des larmes perlaient au coin de ses yeux, mais non, elle n’allait pas renoncer maintenant, pas si près du but. Elle se déshabilla, totalement nue. Le sabotier ne bougeait pas, tout affairé à son bout de bois. Chloë sortit une pièce d’or de sa bourse et la posa sur la table, ce n’était pas obligatoire mais un don ne pouvait pas faire de mal. Elle sentit un courant d’air, la pièce avait disparu. « Ils te disent merci. » dit le sabotier, « Maintenant va te baigner. » La jeune fille s’avança donc jusqu’à la mare, ses pieds nus s’enfonçant dans la vase qui la bordait. Elle sentait nombre de courant d’airs, tantôt chauds, tantôt froids qui lui donnaient la chair de poule. Elle était belle, magnifique dans le soleil du soir et le gars Sigimond, depuis son buisson, n’en perdait pas une miette. Et jamais il n’avait été aussi rouge de sa vie ! D’autres qui n’en perdaient pas une miette, c’était les korrigans. Ils étaient là, toute une bande autour de la mare, invisibles aux yeux de Chloë, tournoyant autour d’elle, la caressant du bout des doigts. Jamais ils n’avaient vu une jeune femme aussi belle ! Que ça leur coupait la chique ! Que les korrigans, ça reste des garçons après tout, et un garçon tout seul, tu le mets devant une jeune fille et i s’met à rougir, mais que si qu’il est avec sa bande, alors là, ça y va les commentaires et les plaisanteries vulgaires, ah là i z’en ont de la gueule quand i sont à plusieurs. Et ben les korrigans, c’est pareil ! Sauf que la beauté de Chloë leur avait coupé le sifflet. Elle se baigna, l’eau n’était ni chaude, ni froide, et elle était d’une douceur… Elle y serait bien restée des heures …Mais elle sortit et se dirigea vers la cabane. Elle ne savait pas pourquoi mais elle se sentait bien, sa nudité ne la dérangeait plus, comme si toute sa pudeur s’était dissoute dans l’eau de la mare. Elle se sentait femme et était fière de son corps et de ses formes. Et quelle sensation agréable que ce vent qui la séchait. Sigismond était à deux doigts de l’apoplexie mais il n’osait pas bouger de sa cachette. Les korrigans, eux, ne se préoccupaient plus de Chloë, même s’ils avaient du mal, non, certains d’entre eux versaient une poudre magique dans les empreintes que les pieds de la jeune femme avaient laissées dans la vase tandis que les autres recueillaient une à une les gouttes qui perlaient sur sa peau.

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« La nuit va bientôt tomber, tu peux te rhabiller et dormir dans ma cabane. » lui dit le sabotier, « Tes sabots seront prêts demain matin. » « Merci » répondit Chloë qui reprit ses habits et entra dans la petite cabane où un lit de paille et de fourrures l’attendait. Il ne se passa pas plus de trois secondes avant qu’elle ne s’endorme profondément. Pendant ce temps, le gars Sigismond commençait à se remettre de ses émotions. Il allait dire deux mots à ce coquin de sabotier de mes deux non mais pour qui il se prend celui là pour oser agir ainsi avec une personne de cette qualité, nom de nom ! Il sortit de sa cachette et se dirigea tout droit vers le sabotier. Celui-ci bougea enfin, un grand sourire aux lèvres. « Ah enfin, au bout de douze fois douze années, il était temps ! Assied toi jeune homme, prends ma chaise » dit-il tout en se levant. Sigismond ne savait plus quoi faire. Il avait l’impression que ses jambes ne lui répondaient plus, que sa volonté n’était plus sienne. Il tendit la main et le sabotier la saisit pour le guider jusqu’à la chaise. Le jeune homme se laissa faire et s’assit. « Merci de me rendre la vue, merci, adieu et bonne chance, moi je pars enfin » entendit-il dire. Il l’entendit, mais il ne le vit pas, était-ce à cause de la nuit tombante ? Ou à cause de cette peau qui lui poussait sur les yeux pendant qu’il prenait son couteau et commençait à tailler un morceau de bois qui traînait là. Pas plus qu’il ne vit le sabotier s’enfuir hors de la clairière, en courant, en trottinant, en marchant, en rampant, en s’effondrant tandis qu’il vieillissait à vue d’œil, que sa peau se plissait, se racornissait, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un squelette qui bientôt ne fut plus que poussière. Alors les korrigans entourèrent Sigismond, lui firent boire l’eau qu’ils avaient recueillie sur la peau de la jeune femme et lui remirent les moulages de ses pieds, si délicats, si fragiles… Lorsque Chloë se réveilla le lendemain matin, elle ne vit que ses sabots, magnifiques, qui trônaient sur la table. Elle ne vit pas que le sabotier était un peu différent de la veille. Elle n’entendit pas non plus que sa voix avait changé, de toute façon elle ne le laissait pas parler tellement elle lui faisait mille et mille remerciements.

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Elle ne remarqua même pas que ses habits étaient plus modernes et plus chics que ceux qu’il portait la veille. En un mot, elle ne le reconnut pas, même quand elle déposa un baiser sur sa joue avant de partir, sabots aux pieds vers le chemin du retour. Arrivée à la barrière, elle chercha Sigismond mais il ne semblait pas là. Elle l’appela. Elle l’attendit, elle l’appela encore, elle enragea après lui, ah il allait voir quand ils seraient mariés… Puis elle se résigna et rentra chez elle. Comment ? Mais j’en sais rien moi, elle a du appeler un copain ou son père avec son portable … Hein, non, vous croyez ? Bon ben j’sais pas moi, tout ce que je sais, c’est que de tous les sabots qu’ont jamais été faits, c’est elle qui a eu les plus beaux !

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