Le Noël à la p'tite Annick

C’t une histoire, qui s’est passée quand j’étais pas bien grande. C’était du côté de Locmaria, non pas çui-là de Locmaria, l’aut’, à côté du port, oui, là qu’i y eu la pêcherie un temps, avant qu’i fassent la nouvelle, mais dans c’temps là, y avait rien encore, juste la maison des Le Braz. Ben justement, t’avais sa fille à Jo Le Braz, qu’était pas bien grande non plus à c’moment là, j’sais pus quel âge elle avait, sept, huit ans, enfin, dans ces eaux là. Oui c’est celle qu’a marié un gars Toulfouenne après, mais à c’moment là, é pensait pas encore à ces choses là, vous pensez bien ! C’tait une gamine qu’était bien courageuse, faut dire que c’était la seule fille pasqu’elle avait que des frères, et que ses frères, i z’étaient tous bien plus grands qu’elle, qu’i z’aidaient leur père à la pêche déjà. Donc arrivé le soir de Noël, qu’i z’étaient pas bien riches ces gens là, mais que sa femme à Jo avait quand même bien fait les choses. Elle, c’est une qu’était pas d’ici, c’est une qu’il avait ramenée de loin, du Pouldu, dans l’Finistère. Bon on voyait bien qu’elle était pas comme nous et c’est pour ça qu’les gens du coin lui parlaient pas et qu’é s’asseyait à part à la messe, mais c’était quand même une brave femme, gentille et tout. Sauf que ce soir là, au moment de préparer le lipig pour faire aller avec le farz, voilà-t-y pas qu’é s’aperçoit qu’elle avait pus d’beurre. Alors elle appelle sa fille « Annick, Annick, viens donc un peu par ici ! » Oui, pasqu’é s’appelait Marie-Annick, la petite, mais tout l’monde l’appelait Annick, même que le bateau d’son père i s’appelait La p’tite Annick, mais il l’a pus maint’nant, pasqu’il a coulé quand y a eu la tempête. « Va donc à la ferme à Jean Le Gall pour me chercher une liv’ de beurre. Tiens, v’là trois sous pour lui donner, mais les perds pas en route ! » Et v’là ma gamine partie, avec son p’tit panier et la lampe tempête à son père, car il était pas tard mais i faisait nuit déjà. Et pis, la ferme au père Le Gall, c’était pas la porte à côté, c’était vers le bout du stang, après la palud, que c’est humide et piègeux par là, que si tu connais pas les bons ribinnes, que t’es vite perdu ou enlisé, ou les deux. Même qu’on en a vu qui s’étaient noyés à pas deux mèt’ du chemin. Mais la p’tiote, elle était pas peureuse, et pis é connaissait bien l’ pays vu qu’é y allait

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jouer des fois d’avec ses copines. Et pis là, ça allait, que le temps était plutôt clair, et la lune, qu’était gibbeuse, faisait un peu d’clarté. Bon, i faisait un peu frais, mais pas trop, les hivers sont plutôt doux par chez nous. Et pis y avait pas d’vent, pasque c’est ça qui t’fait du froid bien souvent. Et pendant qu’é marchait, elle écoutait tous les bruits que fait la campagne la nuit, quand t’i y a personne. Que des gens d’la ville i z’auraient trouille mais pas la p’tite Annick, ni aucun gamin d’chez nous d’ailleurs, i savent que c’bruit là, c’est un lapin qui s’sauve, çui-ci, c’est un pigeon qui s’envole qu’on dirait presque celui d’un éléphant qui se s’rait pris dans les branches, mais chez nous, c’est pas comme à Paris, y en a pas des éléphants. Tiens ça, c’est un pic épeiche, ça c’est un geai. Tiens, écoute la chouette là-bas, c’est y pas beau à entend’ ça. Que t’en auraient qui croivent que c’est des fantômes et qu’auraient trouille de ça. Mais des fantômes, y en a pas non plus, des fois quelques korrigans mais i dérangent personne, c’est plus eux qui s’cachent de nous. Mais ce soir là, la p’tite Annick, elle en avait pas vu, et la voilà arrivée à la ferme à Jean Le Gall. Là, y a le chien qui s’est mis à aboyer et à tirer sur sa chaîne, et heureusement qu’il en avait une pasqu’autrement il aurait sauté sur la pauv’ gamine, ben non, pas pour la mordre, plutôt pour lui faire des lichouilles mais il lui aurait mis plein d’boue sur ses beaux habits qu’elle avait mis esprès pour la Noël. Le père Le Gall avait entendu l’raffut d’son chien et était sorti. « Ah, c’est toi, ma p’tite Annick, ben reste donc pas dehors, rentre donc un peu. » « Bonsoir Monsieur Le Gall, bonsoir Madame Le Gall, salut Julien. Que c’est ma mère qui m’envoie, pour en avoir du beurre, que c’est. » « Bouge pas ma chérie, j’vais aller t’chercher ça. Combien qu’i t’en faut? Une livre, bien. Et pis prends donc une lichouserie en attendant. » « Tiens ma chérie, voilà, tout frais d’hier, trois sous, c’est ça, voilà, impeccab’ » Madame Le Gall range précautionneusement les trois sous dans son porte-monnaie et raccompagne la peutiote jusqu’à la porte. Annick la remercie, salue bien tout l’monde, car de mon temps, les gamins i z’étaient polis, c’est pas comme maint’nant où tu leur arracherais plus facil’ment les yeux qu’un

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bonjour ou un merci. Et la voilà qui s’en r’tourne pour y aller chez elle, avec le beurre dans son p’tit panier, la lampe tempête et un bon gros sucre d’orge que y avait donné sa mère à son copain Julien, que le chien, il aurait bien voulu lui piquer mais elle avait fait gaffe de pas passer à côté d’lui. Mais pendant qu’é marchait, le brouillard commençait à se lever si bien qu’au bout d’cinq minutes, on y voyait pus à dix pas. Et là, dans c’brouillard, la pauv’ petite était pas bien à son aise. Pas facile de r’connaître son ch’min quand tout est masqué, brouillé, embrumé. Elle avançait à petits pas, faisant bien attention à tout. Et pis, l’brouillard, ça te masque pas que la vue, ça étouffe les sons aussi, que ça t’perturbe tous les sens que t’es encore plus perdu. Mais elle, é se dégonflait pas, de toute façon, fallait bien qu’é rent’ chez elle, sa mère avait bien besoin du beurre. Arrivé un moment, elle a vu une grande forme devant elle. C’est là qu’elle a vu qu’elle avait pas pris le bon chemin, car c’était le menhir de Penhoat. Bon, c’était pas un vrai menhir, c’est un gros morceaux d’granit qu’on avait dressé là pour qu’les vaches puissent se gratter dessus quand qu’on les laissait là dans les marais l’été. C’est un truc qu’un gars avait ram’né de Normandie, ou d’Irlande, j’sais pus, mais i font ça là-bas, quand t-i y a pas d’arbres. Elle s’appuya tout contre lui, la chaleur du granit lui faisait du bien. Déjà, ça la réchauffait mais en plus, é pouvait y sentir une sérénité, un calme comme é z’en ont ces vieilles pierres, qu’é savent qu’é z’ont toute l’éternité devant elle, et que quand tu poses ta joue tout contre elles, tu ressens toute la magie de la terre qui t’envahit et te renforce. Là, Annick allait mieux, elle avait beau pas êt’ trouillarde, son cœur avait quand même commencé à battre un peu la chamade quand é savait pus trop où qu’elle était. Le contact de la pierre l’avait calmée, alors, elle reprit son chemin, sachant très bien dedans sa tête par où qu’é devait passer. Le brouillard était de plus en plus épais et brillait dans la lumière de la lampe tempête, faisant comme une barrière lumineuse derrière laquelle on n’y voyait rien. Il n’y avait presque plus de bruit, juste quelques sons mouillés faits de flics et de flocs, là, sans doute un ragondin qui replongeait pour rentrer

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dans son terrier, mais ça, la gamine é connaissait, ça lui faisait pas peur. D’ailleurs, pas grand-chose pouvait l’effrayer. Et c’est d’un pas tranquille qu’elle alla voir ce qui se passait quand elle entendit : « Malezendoue ! Gast de gast ! Mil malleh ! » Bon, c’est sûr, c’est pas des choses à mett’ dans les oreilles d’une petite fille, mais la gamine en avait entendu d’aut’. C’tait une espèce de poqués, un vieux bonhomme avec sa karrigel, sa charrette quoi, qu’était toute enlisée. Qu’elle avait deux ch’vaux pour la tirer mais qu’i z’y arrivaient pas et le vieux les traitait de tous les noms tout en tirant sur la bride du plus gros. Çui-ci était beau, tout noir avec le poil luisant qu’on aurait dit du velours de mariage. L’aut’, par contre, il était tout maig’ avec que la peau su’ les os et un poil gris sale. Le gars aussi était tout maig’, assez grand mais pas pus épais qu’un vieux clou rouillé. Il portait des habits qu’on aurait dit d’un autre temps, avec un chapeau rond, mais pas comme ceux d’maint’nant, plus rond, plus noir, et sa cape pareille, d’un noir qui non seulement ne reflétait aucune lumière, mais pire, qui semblait la dévorer, que même la lumière, et ben é semblait en avoir trouille et qu’é s’enfuyait de l’aut’ côté. « Pardon Monsieur, je peux vous aider ? » Il se retourna. Pour êt’ maig, il était maig’, un vrai esquelette ! Pire que son cheval ! ET IL REGARDA LA PETITE FILLE ! Ses yeux étaient comme deux chandelles, non, deux flammes, qui brûlaient d’un feu venu des enfers. « Vous avez besoin d’aide, Monsieur ? » L’Ankou, car c’était lui, vous l’avez d’viné, la regarda encore, tout surpris qu’elle ne s’enfuie pas en courant. « Euh, Petite, tu n’as pas peur de moi ? Je suis l’Ankou, sais-tu ? » « Bien sûr que j’sais qui vous êt’, Monsieur, mais pourquoi qu’j’aurais t-y peur de vous ? » Là, le gars l’Ankou, ça y a coupé l’sifflet ! « Mais … Mais, j’apporte la mort, tout l’monde à trouille de moi ! » « Les vieux, i z’ont trouille de vous, et i z’ont leurs raisons, mais moi, j’ai moins peur de vous que de Per Ledu*, ah oui, çui-ci i m’fout trouille, mais pas vous. Et pis, vot’ kerrigel, é bouge même pas alors elle est pas prêt d’grincer pour moi. » Que voulez-vous y répondre à ça ? On a beau êt’ l’Ankou, on a quand même ses limites. Et pis elle avait pas tort la gamine, y a qu’les vieux qui

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peuvent avoir trouille de l’Ankou, les jeunes, i z’en ont rien à braire. Ben moi, pareil, qu’est-ce tu veux qu’i m’fasse l’Ankou ? Que si i vient m’voir avec sa cape, ben que j’ui sert une bonne Patate à Mémé, que le temps qu’i la mange il a oublié pourquoi qu’il était venu ! Mais bon, moi j’suis pus une gamine, que la p’tite Annick, elle avait un sacré cran tout d’même ! Et pis la v’là qui continue « Qu’est-ce qu’elle a donc vot fichue karrigel ? Oh ben c’est pas surprenant, qu’est-ce que vous fichez donc avec tous ces cailloux ? Commencez donc par les enlever et pis on verra. » Et voilà-t-y pas que mon Ankou, i s’met à obéïr à la gamine. Et que j’te r’tire tous les cailloux d’la carriole, un par un, pasqu’i z’étaient lourds tous autant qu’i z’étaient. Une fois la charrette délestée de tout son chargement, la p’tite Annick attrapa la bride du cheval le plus maigre et le guida pour qu’i r’monte sur la route. L’Ankou n’en croyait pas ses yeux, ou ses chandelles si on veut, mais l’attelage la suivit et la karrigel fut vite sortie du bourbier. « Monsieur l’Ankou, vous devriez savoir que dans un attelage, c’est comme à la pêche, y a toujours un patron, et en principe, c’est pas lui le plus costaud. Et j’ai encore jamais vu un ch’val refuser un morceau d’sucre d’orge ! Et pis arrêtez d’mett’ des cailloux dans vot’ carriole, ça sert à rien, c’est pas ça qui f’ra peur aux vieux, ça sert juste à crever vos pauv’ bêtes ! » Personne n’avait jamais parlé comme ça à l’Ankou ! En vrai, personne n’avait jamais osé lui parler tout court ! Si vous aviez jamais vu un Ankou honteux et confus, et ben profitez en car c’est des choses qu’arrivent pas vraiment souvent. « Pardon petite, mais la ferme des Le Coz, c’est bien par là ? » « Continuez jusqu’au calvaire, ce s’ra là, juste sur vot’ droite. » Et la voilà qui r’prend sa lampe et son panier et qui r’part jusqu’à chez elle. Quand elle eu été arrivée, sa mère, qui commençait à s’inquiéter lui d’manda où donc qu’elle était passée. Oh c’est rien, qu’elle répondit, j’ai juste croisé l’Ankou. Un silence glacial traversa la maison, que la mère se dépêcha de rompre en disant « Ah les jeunes d’à c’t’heure, quelle imagination ! » La mère put faire son

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lipig mais avant de l’servir avec le farz, tout le monde a eu droit à un bon maquereau grillé, que c’est Yann, le plus jeune des garçons qui les avait pêchés. Personne n’a jamais su pourquoi ni comment, mais dans chaque pesket, i y avait une grosse pièce d’argent, sauf dans celui d’la p’tite Annick où c’était une grosse pièce en or !

* Per Ledu, c’est l’père Fouettard, c’est comme ça qu’on l’appelait, nous, mais j’crois bien qu’c’était pas son vrai nom pasque c’tait un gars qui venait de Belgique, i’m’semb’, ou de Nollande, et qu’i l’appellent pas comme ça là-bas. Ah çui-ci, il était pas facile, que tout l’monde en avait trouille, pire que l’Ankou ! Qu’les gamins d’maint’nant, i z’ont bien d’la chance, pasqu’on l’voit pus, j’sais pas s’il est pas mort, j’me d’mande car on entend plus parler d’lui. Et c’est tant mieux ! Quoique, y en a p’têt’ qui feraient moins d’conneries si z’avaient affaire à lui. Tiens prends le nain, ben oui, çui-ci qui fait son coq énervé dans l’poste, ben que si Per Ledu y avait mis quelques coups d’martinet quand il était gamin, qu’i s’comporterait un peu mieux avec les gens à c’t’heure !

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